L'été des festivals #6 : "Mossoux-Bonté, fabrique de mondes inédits"
Alors que bat son plein le Festival international des Brigittines, les partenaires en création depuis 1985, Nicole Mossoux et Patrick Bonté ont rencontré Marie Baudet pour un entretien au long cours passionnant. Ce duo phare de la création chorégraphique contemporaine explique les voies de son écriture : « l’imprévu des matières inconscientes qui soudain se met en forme ».
Depuis près de quarante ans, Nicole Mossoux et Patrick Bonté – autrice-chorégraphe et auteur-dramaturge – inventent au sein de leur compagnie des mondes inédits. Avant de nous aventurer avec le tandem d’artistes sur le terrain de l’écriture, remontons le fil de leurs parcours respectifs.
Danseuse formée à Mudra au début des années 70, Nicole Mossoux se pose rapidement la question de la présence en scène, au-delà de l’interprétation. « Très tôt j’ai commencé à chercher des langages gestuels particuliers. » Après l’école vient « une longue traversée du désert. Puis j’ai rencontré Patrick, qui avait des préoccupations similaires. » Des études de philo et lettres et le conservatoire ont conduit celui-ci à l’assistanat et à la mise en scène de pièces. « Très vite aussi j’ai éprouvé un malaise vis-à-vis du réalisme psychologique. Je ne me sentais pas à ma place en tant que metteur en scène. J’avais tendance à mettre en avant les mécanismes de la mise en scène plutôt que la pièce elle-même. » Si, « paradoxalement », il écrit beaucoup, Patrick Bonté cherche alors « d’autres voies scéniques, un langage plus physique qui puisse parler des mystères de l’être sans passer par le texte ». Comme le font Kantor et « les grotowskiens », marquants dans son parcours.
Quel a été le point de rencontre entre vous ?
Patrick Bonté – C’était une rencontre forte, évidente. On cherchait la même chose ; Nicole en partant d’un refus et d’un désir vis à vis de la danse, moi par rapport au théâtre. Cela a commencé par Juste ciel. Nicole cherchait un éclairagiste ; c’est le début de l’aventure. On a vite collaboré en cherchant dans nos disciplines respectives une hybridation et, pour chaque spectacle, un langage particulier, en allant vers les territoires de l'intime, du fantasme, du décalage par rapport aux normes.
Nicole Mossoux – C’est aussi ce qui fait la longévité de notre équipe : pour chaque spectacle se pose la question du langage idoine. On cherche l’alphabet qui nous permettra de formaliser une attention, un espace, un univers, une intuition. Chaque projet cherche sa propre logique, qui peut s’apparenter à un texte sans pour autant être narrative, ou parfois s’approcher d’une chanson, avec une mise en rythme, en boucle.
Écriture de plateau, carnets de notes, sources extérieures : quelles voies emprunte le processus de votre écriture ?
P.B. – On part en tout cas d’une thématique précise, même si ses développements peuvent nous surprendre ensuite. On cerne un sujet, sans le figer, qu’on nourrit de lectures, d’images, de peintures, de films parfois. Nous formulons des propositions d’impros, avec des pistes déjà de silhouettes, de lumières, d’espace. En improvisant, les interprètes, qui sont aussi créateurs, vont aller loin en eux et chercher des matières, des liens inattendus. C’est ça, en somme : l’imprévu des matières inconscientes qui tout à coup se met en forme. Il faut qu’on puisse se tromper, aussi. Parfois ça met du temps.
Puis, lorsqu’une logique émerge, que les choses prennent une allure signifiante, on se met à écrire. Dans cette phase tout est plus rationalisé, décortiqué, approfondi. Musique, costumes, maquillages… tout s’écrit alors. Et une fois le spectacle écrit, hormis bien sûr quelques retouches, plus rien n’est improvisé.
N.M. – Ce moment d’écriture, après le « grand lâcher » de l’impro, est frustrant aussi : tout doit se refroidir, rentrer nécessairement dans la ligne qu’on pressent être celle de la pièce en devenir. Le but alors est de retrouver l’émotion première, cette espèce de tremblement de l’interprète qui a découvert quelque chose : le choix se fait à l’instant, à l’instinct. Ce n’est qu’après qu’on analyse.
Dans vos pièces, souvent, le corps apparaît divisé, allant dans des directions différentes, entre présence et absence. Comment mettre le corps à la disposition de l’esprit – et/ou inversement ?
P.B. – Ces apparentes divisions tiennent à notre envie d’intégrer au maximum la complexité du réel. Il y a en effet très peu d’élans univoques dans ce que nous présentons.
N.M. – Mais il s’agit avant tout d’une division physique. Devant même la dichotomie corps/esprit, il y a la musique, l’ingrédient sonore, qui compte au moins pour moitié dans l’écriture. À la SACD d’ailleurs on déclare conjointement nos œuvres avec le compositeur.
Dans la fabrication du mouvement, l’esprit vient toujours un peu après, comme en retard. On n’est pas dans l’abandon de soi, du tout. L’interprète est toujours maître de son jeu.
P.B. – C’est un aller-retour constant entre conscient et inconscient. En se laissant aller, on ne contrôle plus ce qu’on donne, or la précision est indispensable pour que l’émotion atteigne le public. Dans les impros, quand un événement surgit, on le pointe, on identifie quelque chose à creuser.
N.M. – C'est là qu’on utilise le mot « juste ». Drôle de mot d’ailleurs, alors qu’on revendique le trouble. C’est une sorte de convergence : tout d’un coup on se met d’accord sur une couleur, un rythme, un élément qui va être langage. La création regroupe énormément d’éléments, très divers. C’est cet entendement-là qu’il faut trouver.
P. B. – On utilise tout le temps la psychologie mais elle ne peut pas apparaître. On convoque sans arrêt les intentions mais elles doivent être mêlées. Nos univers sont ceux du doute et du fantasme. On ne l’a pas choisi, c’est venu à nous. On est entre les armes du théâtre et de la danse, et la façon dont on n’arrive pas à s’en servir provoque la création de ce langage hybride, qui varie selon la rencontre.
N.M. – … et parfois aussi selon les disciplines en présence. Dans Khoom (2007), on a voulu accrocher trois danseuses : une façon de n’être pas dans son propre poids, de trouver une liberté, une musicalité du corps, d'être en symbiose avec la musique de Giacinto Scelsi. Olivier Farge, l’inventeur de la danse-voltige, a saisi qu’on allait lui voler sa technique pour la pervertir [rires], en la respectant bien sûr, dans un travail millimétré. Ces règles du jeu, il fallait les amener tout à fait ailleurs, jusqu’à l’intervalle minime entre deux notes.
Auteur et autrice de la SACD, comment l’une et l’autre définissez-vous ce pan de votre travail ?
P.B. – On peut parler de conception et d’écriture, d’œuvre originale. On ne va pas chercher les projets ailleurs qu’en nous-mêmes.
N.M. – Il y a la notion de signature aussi, alternative dans notre cas, et qui englobe la subjectivité. Nous ne croyons pas trop à la notion de création collective, bien que le principe de la compagnie prévale. Le mot lui-même est présent avant nos deux noms. Mais c’est toujours l’un ou l’autre qui donne l’impulsion d’un projet, et qui prend la décision finale.
P.B. – Un spectacle est si complexe, constitué de tellement de dimensions : on n’est pas trop de deux pour le porter jusqu’au bout. On a eu la chance de se trouver et de rendre dynamiques nos différences.
Vous signez vos pièces à tour de rôle. Pourrait-on parler d’un partage des tâches alternatif et dialectique ?
N.M. – Oui. On a beaucoup réfléchi à mettre au point un générique qui nous satisfasse, tenant compte de la conception, de la mise en scène et de la chorégraphie, mais aussi de l’évidente part créatrice des interprètes, sous les termes de « collaboration artistique ».
P.B. – Dans cette alternance, la plupart du temps on est d’accord, ou on voit suffisamment d’accord dans le désaccord pour en faire quelque chose. On en revient au mot « juste ». Par ailleurs certains goûts, certaines références – Michaux, Marlène Dumas, Lynch… – nous ont permis de nous reconnaître dans ce qui nous est essentiel.
N.M. – Même si nos points de vue diffèrent.
P.B. – L’important est vraiment d’inventer un monde sur le plateau, qui forcément s’inspire du monde réel mais qui n’agit pas comme une interprétation du monde réel. De trouver une logique interne, presque abstraite, mais toujours habitée par ce que nous vivons. De créer une œuvre fermée mais suffisamment ouverte pour être partagée.
Quel rôle tient un lieu (scène, salle, ville, pays) dans la conception d’un spectacle ? Comme contexte, lieu de naissance, ou comme destination…
N.M. – Il faut noter que nos pièces ont tout de suite tourné, en Afrique noire, en Amérique centrale… Très tôt nous avons eu à cœur que les émotions puissent se partager aussi dans des cultures très lointaines de la nôtre, que ces univers puissent être vus et entendus où que ce soit. On travaille beaucoup à partir de la boîte noire, de scénos épurées, abstraites, qui sont plus des moteurs de jeu que des évocations de tel ou tel lieu. Certes il y a des emprunts culturels, mais chaque fois c’est comme s’il fallait retrouver une autonomie, recréer une exoplanète qui ne soit pas résumable ou réductible à une référence.
P.B. – Il nous est arrivé de jouer le même spectacle, à moins d’un an d’intervalle, dans des endroits incroyablement différents. À Aguas Calientes, au Mexique, c’était une première expérience du genre pour la grande majorité du public, les mamas étaient là avec les enfants, voire le pique-nique. On devait pouvoir les toucher, tout autant que, un an plus tard, à Boston, le public le plus cultivé de la terre : étudiants, profs, artistes…
Il ne faut jamais rien renier de sa spécificité, la proposition doit rester personnelle, unique, mais aussi lisible par toutes les catégories de personnes. Nos tournées ont emmené la compagnie à se produire dans des contextes culturels incroyablement divers.
N.M. – Dès le début, la question a très vite été : qu’est-ce que quelqu’un de Bujumbura va voir ? Il y a dans Juste ciel une brève séquence que j’aime particulièrement (une petite marche arrière répétitive) à laquelle j’ai ressenti le public là-bas très réceptif. Cela arrive, comme quelque chose qui se branche, une connexion, souvent inexplicable, et extrêmement précieuse.
P.B. – S’ajoute à cela le fait que ce sont des spectacles de suggestion et non d’expression. Forcément la réception, et la projection des ressentis, sont propres aux individus, aux cultures, qu’il faut d’ailleurs se garder de généraliser.
Quelle place tient le texte (production textuelle, références, matière) dans votre écriture scénique ?
N.M. – On travaille de deux à trois ans sur un spectacle. Tout ce qui nous semble pouvoir appuyer ou nourrir notre réflexion, on l’empoche. Pour Ophelia-s [création 2023], la littérature mais aussi la filmographie autour de cette belle noyée fait que nous avons une bibliothèque énorme. Il faut d’abord digérer, assimiler cela.
P.B. – On écrit en amont aussi : les intentions, les enjeux, ce qu’on a l’ambition d’atteindre, même si éventuellement on en dévie. Le sujet est formulé. C’est nécessaire, pour nous cadrer, nous structurer. À ce moment interviennent d’une part la documentation, afin d’avoir un œil critique ou informé sur la matière que l’on crée, et d’autre part notre intuition, avec laquelle nous restons en prise directe.
Le Festival international des Brigittines est en cours. La programmation relève-t-elle de la dramaturgie ?
P.B. – Je parlerais plutôt de désirs et de critères, qui sont plus de l’ordre de la présence scénique, de la façon dont on bouge, dont on intègre la complexité – mais dans des styles très différents entre eux, et différents du nôtre. Avec toujours l’idée de créer un trouble, une surprise. Et puis de suggérer des liens entre les œuvres, que ce soit de l’ordre du contraste ou de la complémentarité. En cela, proposer une thématique [« Spirale du songe » pour l’édition 2022] est une manière d’accompagner les regards, de permettre aux spectatrices et spectateurs de bâtir des ponts entre les propositions.
Propos recueillis par Marie Baudet
Pour aller plus loin
Outre ses tournées, la Compagnie Mossoux-Bonté est plusieurs fois à l'affiche cette saison à Bruxelles :
• Les Buveuses de café, les 29 et 30 août au Festival international des Brigittines
• Les Arrière-Mondes, du 18 au 22 octobre aux Brigittines
• Histoire de l'imposture, du 15 au 17 décembre au Théâtre des Martyrs
• A Taste of Poison, du 20 au 22 décembre au Théâtre des Martyrs
Photo : Mikha Wajnrych
L'été des festivals
Tout au long de la saison des festivals, la SACD vous emmène à la rencontre des auteurs et autrices qui font les spectacles qu'on applaudira : à Il est temps d'en rire, à Avignon (In & Off), aux Brigittines... Humour, théâtre, danse... des choses magnifiques se préparent. Une manière de passer l'été en bonne compagnie !
. "Le temps de l'écrire" (une interview par Isabelle Plumhans de Céline Scoyer et Thibaut Nève à propos des Envies sauvages, un spectacle de Céline Scoyer pour le festival d'humour Il est temps d'en rire)
. Les (humoristes) belges à Avignon (une interview croisée de 9 meilleur.es stand-uppeurs et stand-uppeuses du Festival Avignon Off !)
. "Carlier, Mannès et Turine investissent Avignon avec deux spectacles de danse résolument contemporaine et sans compromis", interview des chorégraphes par Jean-Jacques Goffinon.
. "L’écriture instinctive et spatialisée de Still Life", interview par Marie Baudet de Sophie Linsmaux et Aurélio Mergola dont le projet Flesh est à l'affiche du In d'Avignon
. "Parades de confinement", lors des Rencontres Théâtre jeune Public de Huy, interview par Cécile Berthaud de Nathalie Wolff, du Théâtre des Zygomars et d'Arts et Couleurs sur la réinvention du théâtre jeune public lors des confinements
. "Mossoux-Bonté, fabrique de mondes inédits", un entretien au long cours mené par Marie Baudet à l'occasion du Festival international des Brigittines