L'été des festivals #4 : "L’écriture instinctive et spatialisée de Still Life"
Avec son théâtre sans parole, mais très écrit, la compagnie de Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola s’est installée pour dix jours au Festival d’Avignon, qui découvre avec enthousiasme Flesh, parabole en quatre tableaux sur notre besoin de contact.
Vous avez fondé Still Life en 2011, mais votre histoire avignonnaise est bien antérieure encore.
Sophie Linsmaux – Notre toute première expérience avec le Festival date d’il y a vingt ans. C’est là que j'ai rencontré Aurelio. Il était encore étudiant, moi aussi ; nous participions à un stage international réunissant des personnes de cinq pays du pourtour méditerranéen. Trois semaines de travail assez intense, avec en alternance un petit groupe d'acteurices, metteurs et metteuses en scène et un ou deux pédagogues de chaque pays.
Un début d’idée de compagnie ?
S. L. – Pas encore, mais un moment marquant, fondateur. D’alors aussi date notre rencontre avec Muriel Legrand – qui joue dans FLESH et d’autres de nos spectacles – ainsi que Sophie Leso, qui fait aussi partie de notre groupe artistique depuis le début.
Still Life fait ses premiers pas dans le In en 2015…
S.L. – Une délégation du Festival d’Avignon était venue au XS, à Bruxelles. Une collaboration s’est instaurée entre le National et le Sujet à vif/SACD. Trois courtes formes ont été sélectionnées, dont notre pièce Frozen.
Aurelio Mergola – On a d’abord refusé : cela nous semblait intransposable en extérieur, en plein jour, sur un plateau complètement différent. Il y a eu insistance du Festival, réflexion de notre part, conseils d’Alexandre [Caputo, alors à la tête du festival XS, désormais directeur des Tanneurs, où Still Life est en résidence]. Nous avons fini par dire oui, retravailler le spectacle, comprendre qu’on pouvait être moins dans la crispation, plus dans la douceur.
S.L. – Et faire confiance à la forme qui fonctionnait… Nous n’avions rien à perdre.
Et qu’avez-vous gagné ?
S.L. – De la visibilité, certainement.
A.M. – Et un lien direct avec le festival : dès alors nous avons été en relation avec Agnès Troly (directrice de la programmation) et Olivier Py. Cela nous a permis d'y retourner, d’entamer et de poursuivre un dialogue, des échanges.
Jusqu’à la programmation de No One, en 2020…
S.L. – Oui ! Agnès Troly avait suivi le projet dès que nous lui en avions parlé. En 2019 on visitait les salles. L’annulation de 2020 a eu lieu tard, nous étions déjà loin dans l'organisation. Pour l’édition 2021, notre projet contrairement à d’autres n’a pas été reporté. Mais la relation n’a pas été coupée ; nous avons vite parlé à Agnès de notre nouvelle pièce en gestation. Et les portes sont restées ouvertes.
Après vous être absentés du plateau pour No One et avoir orchestré, téléguidé le groupe de l'extérieur, vous revoici sur le plateau dans Flesh. Un besoin ?
A.M. – Oui. Notre écriture, assez instinctive, rend plus simple de travailler avec nos propres corps. Bien sûr il y a des interprètes chez qui une fibre similaire crée un langage commun sur le plateau.
S.L. – Mais l’exercice est périlleux, surtout sur la fin de la création, avec le risque de perdre la vision globale de la pièce. Heureusement nous avons un entourage exceptionnel, qui prend le relais des regards.
A.M. – Cette équipe nous suit, aussi, et on lui demande toujours une grande présence dans tout le processus, pour avoir ce relais, et pouvoir nous, peu à peu, prendre notre place d'acteur et d'actrice.
S.L. – C’est un modèle qu'on va continuer à explorer : dedans, dehors, voire un de nous deux – une configuration qu’on n’a pas encore explorée...
Comment écrit-on sans dialogue alors que le dialogue est la quintessence de la définition traditionnelle du théâtre ?
A.M. – Le point de départ est plutôt instinctif, puis s’enchaînent plusieurs phases. On partage des choses vues, lues, entendues, qu'on triture d’abord oralement. Cette écriture orale fait grandir des images, des histoires. Entre alors en jeu Thomas van Zuylen, notre coscénariste, qui vient lui du monde du cinéma.
S.L. – Selon les projets, nos déclencheurs d'écriture sont très divers : un reportage, une photo, une histoire, un roman... À partir de là, on se demande comment agrandir ce qui nous touche pour que ça puisse résonner et avoir un poids au niveau dramaturgique et scénique. C’est là qu’avec Thomas on réfléchit à comment traduire ça en fiction. D’orale, l’écriture passe au papier.
Au premier jour de répétition on a une très très longue didascalie de tout le spectacle. On travaille pour que ces deux aspects – la dramaturgie de départ et la fiction qui en résulte mais en est parfois très éloignée – continuent à cohabiter jusqu’à la représentation. C’est beaucoup de préparation, de travail en amont, et très peu d’improvisation.
On est assez loin, donc, de ce qu’on nomme l’écriture de plateau…
A.M. – Avant l’entrée en répétition avec le reste de l’équipe, alors qu’on est toujours en phase d’écriture, il y a quand même des moments où nous allons tester à deux des choses au plateau : un bout de scène, un positionnement, un effet. Pour Flesh, on a pris un mois la petite salle au Théâtre Les Tanneurs.
Une écriture spatialisée, en quelque sorte. Espace, temps, corps, matières, atmosphères, effets : votre écriture englobe tout cela, et pas le texte – ou extrêmement marginalement. Comment vous définissez-vous dans votre rôle d'auteur et d'autrice ?
A.M. – Je parlerais d’un travail de traducteur d’images, avec même une double traduction : transposer d’abord des sensations, des images, une dramaturgie en fiction ; puis retraduire cette fiction, désormais écrite, en images, dans notre univers, avec nos acteurices.
S.L. – J’ai été audiodescriptrice de théâtre pendant plusieurs années. Une tâche assez proche de notre travail puisqu’il s’agit de décrypter dans un spectacle les signes, les images qui font sens et qu'une personne malvoyante ou non voyante doit connaître pour comprendre l'histoire.
A.M. – Il nous plaît aussi de réfléchir à la manière dont nos pièces peuvent être vues de partout, puisque le sens n’est pas enfermé dans une langue.
Entre vos intentions et les éléments que vous donnez d’une part, et la perception du public de l’autre, notez-vous des divergences ?
A.M. – On essaie de donner un maximum de sens pour rendre l’histoire compréhensible, mais forcément chaque personne vient avec son histoire, complète, se raconte son propre récit. Il y a des endroits où on doit un peu se forcer à lâcher prise. Un exercice pas évident.
S.L. – Dans Flesh, il y a cette référence à Titanic, que tout le monde n’a pas forcément vu. Je pense que l’histoire fonctionne sans cela, même si c'est un plus qui rend la chose ludique, légère et dérangeante...
Envisagez-vous les quatre tableaux de Flesh comme quatre chapitres d'un même récit ou quatre nouvelles d'un même recueil ?
A.M. – Nous ne tenions pas à établir un lien entre les personnages des quatre histoires, mais à nous emparer d’une matière et créer des univers, des ambiances pour évoquer une thématique. Ce sont plutôt quatre récits d’un même recueil, avec pour fil rouge ce besoin d’étreindre, cette relation à l’autre.
Éminemment théâtral, l’univers de Still Life a aussi un caractère très cinématographique, dû à sa scénarisation ciselée, à ses effets spéciaux. Vous voyez-vous emprunter ce chemin ?
S.L. & A.M., d’une seule voix – Non.
S.L. – Ce qui compte et que nous avons absolument envie de creuser, c’est cette expérience collective du vivant au même moment au même endroit, sans interférence. C’est tellement important, nécessaire, et de plus en plus rare. Même si bien sûr, visuellement, on se dit souvent qu’au cinéma ce serait si simple de faire tel gros plan, tel cadrage, de travailler les effets spéciaux.
A.M. – Créer de l'étrange, de l'onirisme sur un plateau où a priori tout est montré, juste un peu dissimulé avec de la lumière et des pendrillons : c’est ce côté magique qu’on adore.
Le fait pour la compagnie d'être programmée dans le In suppose-t-il une préparation particulière ?
S.L. – Nous tenons à veiller, encore plus que d’habitude, à nos moments de préparation, de concentration.
A.M. – En prenant soin… Avoir eu cinq jours de répétitions au Théâtre Les Tanneurs [début juillet, au moment de cet entretien, NdlR] était très rassurant pour nous et l'équipe : à Bruxelles, dans un lieu qu'on connaît, on peut retraverser la chose avant d'arriver dans ce tourbillon avignonnais. Le maître mot c'est prendre soin de nous, toutes et tous, pour que l'équipe soit sereine malgré toute la pression.
Avez-vous des envies d’écriture qui outrepassent vos spectacles ?
S.L. – Ça me plairait d’aller plus loin. Nos spectacles contiennent des scénarios, des didascalies, des partitions chorégraphiques. Je rêverais d’un jour prendre le temps, une fois le spectacle créé de réécrire tout cela, que ça devienne un objet textuel lisible.
A.M. – Un texte qui lui-même créerait d’autres images encore : la troisième traduction, en somme.
S.L. – Avec pour enjeu de donner une autre dimension aux rapports au temps et à l’espace.
Propos recueillis par Marie Baudet
Pour aller plus loin
. Venez applaudir Flesh pendant le Festival d'Avignon, au gymnase du Lycée Mistral jusqu'au 25 juillet
. Découvrez les autres projets de la Compagnie Still Life
Photos : Hubert Amiel
L'été des festivals
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. "L’écriture instinctive et spatialisée de Still Life", interview par Marie Baudet de Sophie Linsmaux et Aurélio Mergola dont le projet Flesh est à l'affiche du In d'Avignon
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