Lumière sur Rosine Mbakam, Prix SACD Audiovisuel 2024 pour Mambar Pierrette
Et le Prix SACD Audiovisuel est attribué à ... Rosine Mbakam pour son « film intime et politique » Mambar Pierrette. Découvrez sans plus attendre l'éloge du Comité belge à son sujet, ainsi que l'interview donnée par Elli Mastorou à l'autrice, pour en apprendre plus sur ce « film poétique, simple et direct, avec un sens du détail remarquable et une mise en scène resserrée, proche du corps et des gestes [...] qui bouscule les stéréotypes et donne à voir des personnages incarnés ».
L'éloge du Comité belge
Après plusieurs films documentaires qui lui ont permis de déconstruire les rapports de pouvoir inhérents au cinéma (il faut voir, entre autres, Chez Jolie Coiffure et Les Prières de Delphine), Rosine Mbakam réalise avec Mambar Pierrette un premier film de fiction. Elle y raconte le quotidien d’une jeune femme camerounaise, Pierrette, mère de famille et couturière à Douala. Une femme forte et travailleuse, opiniâtre, dont le quotidien est rythmé par la rentrée scolaire qui approche et les intempéries qui s’annoncent.
Un film poétique, simple et direct, avec un sens du détail remarquable et une mise en scène resserrée, proche du corps et des gestes, qui dresse un portrait sensible, et loin de tout exotisme, d’une femme, d’un quartier et par analogie d’une ville et d’un pays.
Un film intime et politique qui bouscule les stéréotypes et donne à voir des personnages incarnés qui ne cèdent pas devant l’adversité et se battent avec toute leur humanité pour garder le monde à flot.
Rosine Mbakam, qui s’est toujours nourrie et inspirée de sa famille pour construire son imaginaire et son cinéma, fait ici de sa cousine un personnage de fiction et sort la narration de ses carcans. Un regard singulier, humble et sincère, au pouvoir de transformation puissant.
Un cinéma qui n’est pas juste du cinéma mais un cinéma juste.
Benjamin d'Aoust, membre du Comité belge de la SACD
Mambar Pierrette, un film de Rosine Mbakam
© Lore Thouvenin
Mambar Pierrette de Rosine Mbakam dresse le portrait de Pierrette, couturière à Douala au Cameroun, avec son quotidien, ses joies et ses tracas. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes 2023, le film est sorti sur les écrans belges en janvier 2024. Nous avons échangé avec la cinéaste, lauréate du Prix SACD Audiovisuel 2024, à partir de l’éloge rédigé par le Comité. Rencontre.
« Après plusieurs films documentaires (entre autres Chez Jolie Coiffure et Les Prières de Delphine), Rosine Mbakam réalise avec Mambar Pierrette un premier film de fiction. » Au fond, ces deux catégories ne sont pas tellement séparées pour vous ?
Oui, pour moi documentaire et fiction ne sont pas des mondes séparés. C’est lié à comment j'ai grandi et reçu les récits. Petite, quand ma grand-mère nous racontait des histoires, elle ne nous disait pas « ça s’est inventé » ou « ça c'est vrai ». C'est aussi ce que j'essaie de faire : juste raconter des histoires. Je laisse au public la liberté de choisir ce qui est vrai ou pas. Si ça leur permet de questionner des choses en eux, tant mieux. D’ailleurs dans son parcours, le film a été sélectionné tant dans des festivals de documentaire, que de fiction ! Je ne m'en offusque pas, pour moi c'est la continuité de ce que j'avais envie que ce film soit. En me libérant de ces schémas narratifs, je cherche aussi une manière de m'approprier ces outils de manière plus libre.
L’éloge de la SACD évoque un regard « loin de tout exotisme ». Peut-être naïvement, on pourrait se dire que votre regard n’est de facto pas exotique, puisque vous filmez des membres de votre famille ?
Non, ce n'est pas une évidence. L'histoire de la colonisation a abîmé beaucoup de choses, notamment le rapport à l’identité, et la confiance. Que ce soit en Afrique ou en Occident, tant qu'on ne déconstruit pas un héritage de domination, on reproduit des schémas narratifs et des rapports de pouvoir. Parce qu'il y a ces restes en nous, dans notre manière de regarder les autres, de nous regarder nous-mêmes, et de raconter tout ça. Le monde est en mouvement, donc ce travail de déconstruction, je le fais de manière constante, pour trouver la place juste, filmer le monde, établir un rapport avec les autres, afin de justement éliminer cet exotisme.
« Une mise en scène resserrée, proche du corps et des gestes » : comment avez-vous élaboré la mise en scène du film ?
Le cinéma pour moi est une recherche. J’ai compris dès l'école que le cinéma que je voulais faire, je devais le chercher avec les gens que je filmais. Ça nécessitait de partager le pouvoir qu'on a en tant que cinéaste. Comme je travaille avec des gens de ma famille, ils ont juste envie d'être avec moi et de faire ce que je veux (rire). C'est encore plus facile de prendre du pouvoir, et je suis très sensible à ça. Je ne peux pas utiliser le langage de "mise en scène", car pour la plupart ce sont des gens non instruits au cinéma. J'ai donc travaillé sur la mise en confiance. Comment ? D’abord, dans le choix de l’histoire de Pierrette, ma cousine, qui comme tant d'autres, considère que son histoire ne peut pas être un sujet de film. Choisir leur histoire, c'est leur dire qu'elle vaut la peine d'être racontée dans un film. Ensuite, choisir de tourner ce film dans les lieux de vie de Pierrette, c'est donner de l'importance à comment elle vit. Si je l'avais enlevée de sa réalité pour tourner dans un autre lieu, ça l'aurait déstabilisée, même si c'était son histoire. Mais c’est aussi lui permettre de me guider dans sa réalité. Elle connaît mieux ces lieux que moi, donc le pouvoir est partagé parce que je ne sais pas tout. En tant que réalisatrice, je dois m'appuyer sur elle pour comprendre. Et le troisième point, c'était l'équipe. Généralement on tourne des fictions avec des centaines de personnes. Mais j'ai toujours eu du mal avec cette façon de travailler. La majorité de l'équipe était constituée de membres de ma famille, les personnes ne venant pas du Cameroun étaient en minorité. Il y avait donc cet équilibre dans lequel j'ai senti qu'elle avait la place, la confiance, pour me confronter dans mes choix. Quand je disais "on va faire cela" elle disait "j'ai l'habitude de le faire comme ça" et ça me permettait de réorganiser les choses, parce que le plus important était qu'on raconte son histoire.
© Tândor productions
Le film a fait sa première en mai 2023 à Cannes, est sorti en Belgique en janvier 2024. Presque un an et demi plus tard, que retenez-vous de cette expérience ?
Pour moi le cinéma c'est la vie. Un film n’est pas juste une étape qu'on fait et après c'est terminé. C'est continuer d'apprendre de cette expérience. Mais ce n'était pas seulement mon expérience, c'était aussi celle de Pierrette, qui est partie de son atelier de couture à Douala pour le Festival de Cannes. C'est la continuité de cette mise en confiance pour moi, parce que le fait que cette histoire puisse être présentée dans des lieux comme ça, c'est dire à toutes ces personnes qu'elles font partie d'une histoire de cinéma. J'étais encore au Cameroun il y a quelques semaines, et je peux voir comment cette expérience a transformé Pierrette, comment ça rayonne sur le reste de sa vie, et c'est beau à voir. C'est pour ça que je dis que le cinéma c'est la vie, et je veux continuer à faire des films comme ça.
Propos recueillis par Elli Mastorou
Pour aller plus loin
- Jetez un coup d'oeil à l'Instagram de Rosine Mbakam
- Lisez l'interview de Rosine Mbakam réalisé par Stanislas Ide pour la SACD, à propos de Mambar Pierrette, dans le cadre de la diffusion du film au FIFF en 2023
- Découvrir les activités de Tandor productions via leur Instagram
- Jetez un coup d'oeil à la page Facebook de Tandor Productions
- Découvrez le Palmarès des Prix SACD 2024
© Tândor productions

© Marimur
Rosine Mbakam a grandi à Yaoundé dans un quartier populaire qui a nourri son imaginaire de cinéaste. Après avoir travaillé à la STV de Douala et étudié à l’INSAS, elle fonde avec Geoffroy Cernaix sa société de production, Tândor Productions. Elle a réalisé quatre longs métrages documentaires et un de fiction. Le New Yorker la définit comme « une cinéaste d’une sensibilité originale ; l’une des plus grandes documentaristes travaillant aujourd’hui ».