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Rosine Mbakam, un peu d'art et de cinéma en chacun de nous

Vendredi 6 Octobre 2023

Après le Festival de Cannes et en attendant le BFI de Londres, la cinéaste Rosine Mbakam présente son cinquième long-métrage ‘Mambar Pierrette’ au FIFF de Namur. Une fiction solidement ancrée dans le réel, prolongeant son travail d’ouverture et de remise en question des codes occidentaux de la narration. 

"Je veux que les gens dans mes films parlent pour eux", entretien avec Rosine Mbakam par Stanislas Ide

'Mambar Pierrette' est votre premier long-métrage dit 'de fiction' après avoir réalisé plusieurs documentaires. Avez-vous vécu cette nouvelle approche comme un grand écart ?

Je ne pense pas qu'il y ait vraiment de grand écart. J'ai découvert il y a quelques semaines une phrase de la réalisatrice sénégalaise Safi Faye, une pionnière du cinéma africain. Pour elle, en tant qu'Africaine, il n'y a pas de différence entre le documentaire et la fiction. Et j'adhère complètement. Car ma manière de penser le cinéma n'est pas celle d’une jeune femme européenne. Je n'ai pas eu envie de faire du cinéma en regardant des films mais en regardant des gens vivre dans leur quotidien. C’est ça mon rapport au cinéma. Je vois des gens dans leurs activités de tous les jours. Même si j'imagine des histoires, elles sont toujours ancrées dans un réel qui m'inspire profondément.

 

Votre formation a débuté au COE (Centro orientamento Educativo) à Yaoundé au Cameroun. Comment l’idée du cinéma a-t-elle trouvé place en vous ?

Le COE est un centre de santé qui avait aussi pour mission sociale et culturelle de s'ouvrir aux enfants du quartier. À l’époque où je terminais mon bac, ils ont ouvert un centre audiovisuel avec, entre autres, la perspective de former des jeunes filles du coin. J’en ai fait partie et le déclic plus approfondi pour le cinéma est venu en m'exerçant avec les gens du centre de santé. Un jour on m'a demandé de filmer une jeune fille et je me suis retrouvée derrière la caméra en train de regarder cette femme. En l'interviewant, j'ai senti comme un besoin d'être là, dans cette position où j'entends quelque chose de précieux et d’intime. C'était un cadeau et je me suis dit que, si c'était ça le cinéma, alors c'était le genre de communication que j'avais envie de faire. Je suis restée deux ans au COE à me former à tout. À la caméra, au montage, à la réalisation. Après j'ai travaillé en télévision, ce qui m'a permis d'explorer plein de choses et de décider quel cinéma j'avais envie de faire. Et puis je suis arrivée à l'INSAS. Je voulais un cadre qui me mette à distance de ce que j'avais l'habitude de vivre autour de moi, de ma famille, de ma culture. J’avais envie de booster mon imagination et de l'ouvrir à autre chose. 

 

C'est ce qu'on ressent en regardant vos films. On imagine autre chose. Cette ouverture est-elle un geste conscient ?

C'est un geste politique. Venir à l'INSAS m'a permis de voir aussi comment l'Occident filmait l'Afrique. Et cette Afrique-là je ne m'y reconnaissais pas. On croit connaître l'Afrique à travers cette imagerie qui a été construite au fil des décennies. Mais on ne m'a jamais demandé si je m'y reconnaissais. Quand Thierry Michel ou Raymond Depardon filment l'Afrique, on ne demande pas aux Africains comment ils perçoivent ces histoires qui sont censées les raconter. J'ai eu envie de montrer l'Afrique que je vois, le Cameroun que je vois, les femmes que je vois et les gens que je vois. 

 

Vos films sont parcourus par la narration de récits durs mais sans mélodrame…

Ces films ont pour but de déconstruire un certain type de cinéma car la narration est multiple. Ils veulent apporter d'autres visages de cinéma, des personnages qu'on n'a pas l'habitude de voir. Au Festival de Cannes (où 'Mambar Pierrette' était présenté dans la section de la Quinzaine des Cinéastes, ndlr), Pierrette était un personnage atypique. J'aime cette contamination-là parce que la société occidentale se contemple un peu dans son discours et ses actions, sans voir ce qui se passe autour. On est habitué à voir un certain type d'histoires et ça nous inconforte d’en voir d'autres. Les gens ne le réalisent pas et ne font pas une démarche de curiosité. Alors que le reste du monde a une curiosité immense vis-à-vis de l'Europe et de l'Occident. Pas parce que c'est une grande culture mais parce qu'on est curieux de ce qui se passe ailleurs. Cette curiosité-là doit encore se cultiver ici. Et pour cela, il faut déconstruire l'imagerie qui a été fabriquée. J'ai donc envie de montrer autre chose, d'apporter cette manière de raconter qui appartient un peu à ma famille, sans caractériser le Cameroun entier. C'est juste ma voix. Et il y a d'autres voix qu'on n’a jamais entendues et qu'on a besoin d'entendre.

 

Comment écrivez-vous la poésie de vos images ? Comme la farine qui danse autour du visage de Pierrette dans l'introduction du film. Son va-et-vient entre l'ombre et le soleil à travers les tissus de son atelier. Ou ces mannequins blancs inanimés devant la boutique...

Je reviens toujours à ce que j'ai l'habitude de voir en Afrique. Au Cameroun, il n'y a pas une esthétique mais de l'art brut. J'ai voulu montrer à quel point l'art est dans la vie, au point qu’on ne peut pas l'en dissocier. Mon cinéma se situe là. Je ne crée pas un cinéma, je vais le saisir dans la vie des gens. Mambar Pierrette est ma cousine. Tous les gens à l'écran sont des membres de ma famille. J'ai voulu montrer qu'on a un peu d'art et de cinéma en chacun de nous. Cette poésie-là, je l'ai observée en voyant Pierrette se balader dans ses tissus. C'est sa vie, elle est empêtrée dans ces couleurs. J'ai voulu montrer le mélange de cette lumière qui sort des tissus sans maquiller la dureté du travail. Le mannequin, c'est la rhétorique de ce pouvoir colonial qui est toujours existant. C'est aussi une référence au patriarcat, qui imprègne les rapports hommes-femmes au Cameroun. Et qui empêche la collaboration productive entre les deux, et pour les deux. La neutralité de ce mannequin raconte aussi le pouvoir politique camerounais, qui n'est qu'une répétition du colonial. Mais ce mannequin existe réellement dans l'atelier de Pierrette. Je l'ai juste utilisé. Comme je disais, le cinéma était là.

 

Comment abordez-vous la direction des acteurs et des actrices ? 

Ce qui était magnifique dans notre processus, c'est qu'il y avait une relation existante au préalable, et qu’on a pu intégrer des éléments vécus et partagés. Par exemple, je n'ai pas écrit les dialogues de la séquence où Pierrette raconte sa vie à son amie. Elle s'est approprié mon intention et elle a parlé pour elle. C'est ça que je veux, que les gens parlent pour eux. C'est ce que fait Pierrette quand elle saisit et transforme tout ce que j'ai pu écrire pour le ramener à sa réalité. J'adore cette confrontation. Ça me permet de me remettre en question en tant que réalisatrice parce, quoiqu'on dise, on a un pouvoir sur les gens qu'on filme. On écrit l'histoire et on choisit ce qui va se trouver dedans. Ça, c'est déjà un rapport de pouvoir qui est inhérent à l'acte cinématographique. Et cette confrontation me permet, en tant que réalisatrice, d'avoir de l'humilité et de voir ce que le réel m'offre. 

Propos recueillis par Stanislas Ide

Rosine Mbakam, un peu d'art et de cinéma en chacun de nous