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Lumière sur Fanny Brouyaux, Prix SACD Chorégraphie 2024 pour To be Schieve or a romantic attempt

Vendredi 2 Mai 2025

Le Prix SACD Chorégraphie 2024 a été décerné cette année à une autrice « hypersensible et punk », dont l’œuvre To be schieve or a romantic Attempt, « d'une précision virtuose », a su conquérir le Comité belge. Fanny Brouyaux a signé une création de résistance, une œuvre libératrice qui donne à voir « à partir du dysfonctionnement, du vibrato, de ses compulsions, un corps en perpétuelle métamorphose ». L'autrice revient sur ce premier solo dans une interview réalisée par Isabelle Plumhans. Lisez également les mots du Comité, qui a su si bien lui rendre grâce à travers une éloge inspirée. 

L'éloge du Comité belge


Ce premier solo à vif de Fanny, est une magnifique version punk, entre autres, de Paganini. Tout en finesse, d’un langage autant ciselé que libre, elle déploie une expression singulière qui habite son corps avec une grande sincérité.

À travers un travail de maîtrise rythmique de tensions physiques et mécaniques et de différents états émotionnels, elle explore les frictions entre gestes maîtrisés et mouvements incontrôlés et s’intéresse à l’aspect viscéral du mouvement romantique.

Elle trace à partir du dysfonctionnement, du vibrato, de ses compulsions, un corps en perpétuelle métamorphose. Elle se met à l’écoute de cette voix qui parle secrètement dans la matière et lui fraie une voie. Tout en étant d’une précision virtuose, elle laisse s’échapper la joie de l’égarement, celle de cet inconnu que nous trimballons derrière la tête. 

Ce prix est aussi une manière de soutenir et d’encourager toutes celles et ceux qui résistent et proposent un travail de qualité, à contre-courant, sur la corde raide, sur les cordes sensibles dans tous les sens du terme.

Aux plus jeunes et aux plus anciens et anciennes. À celles et ceux qui trouvent la force encore et toujours d’aller jusqu’au bout de leurs propositions tout en étant connecté·e·s, avec leurs antennes, au monde. Dans un monde où la raison est une belle façade, l’irruption de l’insensé permet d’ouvrir des sentiers imbattus. Il en ressort cette poésie, manifestation radicale et intransigeante d’une façon d’être et de penser le monde.

Karine Pontiès, membre du Comité belge de la SACD


Fanny Brouyaux, danse comme tu respires

 
© Vincent Van Utterbeeck 

Fanny a le regard clair de celles qui savent et s’interrogent. Visage ouvert, mains parlantes, elle s’installe devant nous et se livre. Sur sa genèse personnelle, son parcours artistique et sa dernière création, pour laquelle elle reçoit ce prix, To be Schieve or a Romantic Attempt

Elle est née à Uccle, mais a grandi à Schaerbeek « rue Vanderlinden », précise-t-elle. Une sœur, un demi-frère, deux parents amateurs d’art. Et engagés. « Mon père jouait piano, guitare, flûte. Ma mère était plus arts plastiques, qu’elle pratiquait avec les jeunes handicapés du centre où elle travaillait. Ils ont insisté pour qu’on s’engage dans un parcours artistique. » Ce sera solfège, violoncelle, théâtre et danse, pour Fanny. « J’étais nerveuse, confie celle qui nous parait pourtant d’un calme olympien. La danse a vite pris le dessus. » Classique d’abord, avec une professeure qui l’encourage à se professionnaliser. Donc humanités chorégraphiques à Louvain-la-Neuve – où elle se dirige vers le contemporain « plus libérateur, plus amusant » – Conservatoire d’Anvers, puis les cours quotidiens au danscentrumjette et enfin, PARTS. « Ce sont mes pairs qui m’ont le plus inspirée, c’était un bouillonnement de réflexion artistique à PARTS. » 

L’envol

Quand elle en sort, elle se blesse, puis retourne à la danse avec Christian Schreurs, musicien du groupe Venus. Il a créé avec Margaret Herman un duo de piano minimaliste. Fanny se greffe au duo, ils se produisent in situ, à La Nuit des Chercheurs, au D Festival, à la Nuit des Musées…  « On avait une ligne directrice, mais on devait l’adapter au fil des allées et venues des spectateurs. J’aimais ce rapport de proximité. » Mais elle concède : « c’était l’époque de la dèche, on répétait dans des squats, j’expérimentais dans tous les sens. » À un moment, l’aventure s’arrête. L’impression d’être arrivée au bout de quelque chose. Et, surtout, la question financière. « Je suis alors engagée par la compagnie marocaine Anania, de Taoufiq Izeddiou. En même temps, j’ai un mi-temps au Pont des Arts, et danse pour les enfants à l’hôpital. Une expérience courte (un an et demi, ndlr), mais intense. » Une expérience qui doit s’interrompre parce que les projets de plateau prennent de plus en plus de place. 

Le spectacle d’Izzediou, Rev'illusion, monté en grande partie à Marrakech, tourne pendant trois ans. France, Tunis, Allemagne, Beyrouth, Congo, Brésil et Charleroi. « C’était une période intense. Taoufiq cherchait une danse viscérale. En début de création, je ne comprenais pas toujours ce qu'il nous voulait... il nous donnait comme seule consigne : 'créez des soli à l'image de vos révolutions intimes'.» Le spectacle voulait interroger les bouleversements intimes dans le contexte du printemps arabe. « Le fait d’être au Maroc, pays qui a d'autres tabous liés au corps qu'en Europe, faisait qu’on devait être en suggestion plus qu’en provocation. La provocation me semble plus facile en Europe. La suggestion, m'intéresse davantage ». 

À cette période, elle danse aussi dans Accident de personne, de Marie Limet, et Déjà Vu de Julien Carlier. Puis crée De la poésie, du sport, etc., avec Sophie Guisset, rencontrée dans le cadre du projet intérieur extérieur au sein du festival Daba Maroc. Avant de créer Warm, sur les gestes de premiers secours, « un spectacle qui n’a pas rencontré son public : on était en post-covid, les gens avaient envie de voir autre chose.».


© Stanislav Dobak

Electrochoc 

Puis son corps la rattrape : deux incidents médicaux, en voyage, dont elle revient en présentant un trouble post-traumatique qui se manifeste par des crises de spasmophilie. Elle a peur de sortir de chez elle, redoutant l’imminence d’une crise. Elle ne danse plus. Jusqu’à ce que David Zambrano, un prof à PARTS qui lui a tant appris, directeur du Tictac Art Center, lui demande de créer un solo pour les quatre ans de sa structure. « Je me suis enfermée dans ma chambre. Je n’étais pas bien, mais je voulais le faire. Pour lui. Je lance Spotify, et sort un caprice de Paganini. » Un son nerveux. Tout s’éclaire : cette musique rythme ses crises. « Ça organisait mes spasmes ! » Elle crée donc une première ébauche de son "Schieve" en suivant cette musique qui lui permet d’aller au-delà de son mal, en le domptant.

Et comme ça lui « manque d’aller sur scène, de danser », elle poursuit l’aventure du solo. « Je redécouvre mon corps et son potentiel punk. » Pour le spectacle, elle s’est aussi penchée sur la notion de romantisme. Savait-on, nous demande-t-elle, « que le romantisme lié à l’industrialisation, a deux périodes ? La première période bourgeoise, mélancolique et repliée sur soi. La seconde plus révolutionnaire et prolétaire.» Alors elle creuse le sillon, mi-punk, mi-romantique : dans "Schieve", il y a deux personnages, deux facettes. L’une, chemise claire et ornements bleu éclatant, virtuose, alignée, qui joue la corde sensible. L’autre, bustier noir et jupe assortie, va au bout des mouvements spasmiques. L’hypersensibilité au collier dans les deux cas. « Je suis hypersensible et punk. Le punk a accès à la colère de manière parfois un peu extrême et maladroite, mais nécessaire. Il refuse les choses établies. On associe souvent les punks au no-future. Mais s'il n’y a pas de futur, il y a le présent. Il faut se réapproprier notre temps, nos lieux, profiter de notre vie, récupérer nos corps, embrasser nos étrangetés, refuser le binaire pour amener le doute. Et c’est aussi ça, le Schieve… : le pas droit, de travers… »

Dans le spasme, dit-elle encore, il y a une façon du corps de dire « il faut inventer un autre chemin. » Puis Fanny d’évoquer les gestes des femmes du 19ème dites "hystériques" et internées à la Salpétrière, et d’ouvrir sur sa prochaine création : « quand on regarde les gestes que je fais avec Schieve, dans la spasmophilie, il y a une similitude avec certaines attitudes dépeintes à cette époque. Or peu après, les hommes reviennent de la 1ère guerre mondiale et présentent les mêmes symptômes. On a oublié de s'interroger sur la dureté des conditions de vie des femmes, de la guerre quotidienne et silencieuse qu'elles vivaient. » La pièce  à venir s’appellera Un bal, inspiré du bal des folles organisé jadis à La Salpêtrière

Et de conclure en parlant de son rapport au public : dans To be schieve or a romantic attempt, on sait qu’on est sur une corde raide. Une femme est sortie du spectacle en me disant qu’elle n’avait plus l’âge de voir des corps de femmes comme ça. Une autre m’a dit qu’elle y voyait les mimiques d’un bébé au début de sa vie. Une autre qu’elle y décelait certains mouvements que le corps de son enfant autiste faisait. Les corps entravés cherchent toujours une issue…  Moi, ce spectacle, il y a un endroit où ça me libère. Et je me dis que si je me permets, je permets aux autres. »

Elle est comme ça, Fanny. Une tête qui cherche, un corps qui cherche, des chemins qui s’ouvrent. Et qui ouvrent nos esprits et nos corps, en toute sensibilité, intelligence et authenticité. Sans juger.

Propos recueillis par Isabelle Plumhans

Pour aller plus loin


© Stanislav Dobak

Lumière sur Fanny Brouyaux,  Prix SACD Chorégraphie 2024 pour To be Schieve or a romantic attempt

© Vincent Van Utterbeeck 

Fanny Brouyaux est danseuse et chorégraphe bruxelloise formée à P.A.R.T.S. Elle crée au sein de sa compagnie Too moved to talk les pièces : De la poésie, du sport, etc., Warm et To be schieve or a romantic attempt. Ses thèmes de prédilection sont les formes invisibles de care/ soin, les systèmes et mécaniques émancipatrices. Son travail chorégraphique est celui du trouble et du détail par la déconstruction du geste.