Retour sur Book-to-Screen goes Brussels par Tanguy Habrand
Compte-rendu de Tanguy Habrand, spécialiste de l'édition contemporaine et chargé de cours au sein du département Médias, Culture et Communication de l'ULg, qui a assisté avec ses étudiant·es à notre événement consacré aux adaptations audiovisuelles à la Foire du Livre de Bruxelles.
Rendez-vous incontournable de la Frankfurter Buchmesse, le programme « Book-to-Screen » a posé pour la première fois ses valises à la Foire du Livre de Bruxelles le vendredi 14 mars 2025, avec une programmation de haut vol destinée aux professionnel·les. Un événement organisé en collaboration avec la SACD, Bela, le Bureau Europe Créative de la Fédération Wallonie-Bruxelles et play.brussels, dont on ne peut que saluer la tenue au vu de l’ampleur qu’a pris, ces dernières années, l’adaptation d’œuvres littéraires à l’écran.
L’adaptation des œuvres littéraires aux États-Unis
Après une introduction de Tanguy Roosen (président de la Foire du Livre de Bruxelles, par ailleurs directeur juridique de la SACD et de la Scam) où est soulignée l’importance de faire dialoguer les secteurs du livre et de l’audiovisuel, le premier temps de la rencontre est une masterclass de Mac Hawkins (Pragmatic Pictures) animée par Niki Théron (Frankfurter Buchmesse). Aujourd’hui literary scout, agent spécialisé en droits internationaux, Hawkins revient sur les étapes de sa trajectoire : études en philosophie à la Loyola University New Orleans, éditeur chez HarperCollins et dans les bureaux new-yorkais de la Oxford University Press, responsable des stratégies entre édition, cinéma et télévision à l’agence WME, puis chez Paramount Pictures. À la fermeture du département « book-to-film » de ce dernier, il fonde en 2010 sa propre agence de scouting et de consultance à New York, dont les clients vont du créateur indépendant au studio oscarisé.
Le témoignage de Mac Hawkins met en lumière les enjeux d’une agence telle que Pragmatic Pictures, a fortiori sur le marché américain où, aux dires d’Hawkins, la plupart des productions audiovisuelles sont adaptées de livres. Alors que les studios de cinéma s’inspiraient peu des œuvres littéraires par le passé, la pandémie du Covid-19 et la grève des scénaristes de la Writers Guild of America en 2023 ont accentué le phénomène. S’il s’agit potentiellement d’une bulle, avec tout ce que cela suppose en fait d’éclatement, il en va dans le même temps d’une tendance de fond : l’offre pléthorique de films et de séries dans le secteur audiovisuel, portée par les plateformes de streaming, est en quête perpétuelle de contenus. En regard des scénarios, le livre apparaît comme un choix réputé plus sûr, étant donné que les indices de succès et d’adhésion du public préexistent. La décision de porter telle ou telle fiction à l’écran peut donc s’appuyer sur des indicateurs stables en vue de limiter la prise de risque des producteurs et diffuseurs.
Cette conjoncture explique le développement des agences de scouting dont Mac Hawkins s’attache alors à décrire le fonctionnement. Pragmatic Pictures a partie liée aux IP (Intellectual Property, droits de propriété intellectuelle), à l’intersection des mondes du livre et de l’audiovisuel. Ce travail suppose la constitution d’un dense réseau d’auteur·ices, éditeur·ices, producteur·ices, studios, qu’une présence dans les festivals de cinéma et les foires du livre aux États-Unis et en Europe permet de tisser et d’entretenir. La mission d’une telle agence consiste à trouver des livres, voire à en stimuler le développement, qui pourront ensuite être adaptés en films ou en séries. Tout l’enjeu est de proposer des publications pertinentes et adéquates, au plus près des attentes de chaque client·e du secteur de l’audiovisuel. En cas d’intérêt, il convient de réfléchir à la meilleure stratégie d’acquisition possible et d’initier la phase contractuelle du projet.
La matière première de Pragmatic Pictures, on l’aura compris, est donc principalement constituée de livres. L’expertise réside dans le fait de mesurer rapidement la portée commerciale d’une fiction et son « adaptabilité ». C’est là que se trouve la plus grande difficulté, car il convient d’examiner des milliers de nouveautés chaque année – sans compter que le fonds des maisons d’édition regorge lui aussi de pépites, au gré des tendances et du cycle des modes. La connaissance du marché, des catalogues et le bouche-à-oreille sont cruciaux de ce point de vue. Mais la difficulté n’est pas seulement affaire de quantité : il faut aussi savoir en quoi consiste l’adaptabilité. Selon Mac Hawkins, le facteur humain est primordial et ne peut pas compter sur des formules toutes faites ou se fier aux intelligences artificielles. Si celles-ci peuvent aider à faire le tri dans d’importantes bases de données, le choix relève souvent de l’impondérable. Un livre qui s’est vendu à 300 000 exemplaires, dont le public a entendu parler, part avec un avantage. Mais un livre qui s’est bien vendu et/ou un bon livre ne font pas nécessairement un bon film ou une bonne série.
Tout dépend, in fine, des attentes et des besoins de chaque client·e du secteur audiovisuel. À s’en tenir aux cas les plus évidents, on attend d’une série un·e protagoniste principal·e que le public est prêt à suivre de saisons en saisons, en ressentant une large palette d’émotions. Or là encore, la force de proposition d’une agence peut résider dans le pas de côté : offrir quelque chose de familier qui soit capable de prendre par surprise.
Un états des lieux des pratiques en Europe
L’après-midi se prolonge avec une table ronde animée par Morgane Batoz-Herges, responsable du développement européen à la MEDAA et administratrice de la Foire du Livre. En préambule, celle-ci apporte quelques éléments relatifs à la situation européenne. L’étude du CNL consacrée en 2023 aux « Adaptations cinématographiques et audiovisuelles d’œuvres littéraires » montre qu’en France, un film sur cinq sorti en salle est une adaptation. L’Amour ouf de Gilles Lellouche, Émilia Pérez de Jacques Audiard et Le Comte de Monte-Christo d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte sont quelques exemples du formidable essor de cette tendance rien qu’au cours de l’année 2024.
La discussion s’ouvre avec le témoignage de Barbara Abel, romancière et scénariste, sur la trajectoire cinématographique de Derrière la haine. Publié chez Fleuve Noir en 2012, ce livre n’est pas son seul livre à avoir été adapté à l’écran. Il représente par contre un cas assez exceptionnel d’adaptation en cascade : le film belge Duelles d’Olivier Masset-Depasse en 2018 tout d’abord (avec Anne Coesens et Veerle Baetens), puis le remake international Mothers’ Instinct de Benoît Delhomme en 2024 (avec Jessica Chastain et Anne Hataway). Abel explique les conditions du passage de l’un à l’autre, né du désir de Jessica Chastain après en avoir découvert la première version au Festival de Toronto. Elle aborde aussi sa position d’autrice vis-à-vis des scénaristes, sa volonté de ne pas interférer dans leur travail. Elle voit ainsi d’un bon œil que les personnages évoluent dans les années 1960 alors que le roman se déroule à l’époque contemporaine.
Delphine Clot et Maÿlis Vauterin commentent cette expérience de leur point de vue d’expertes, en tant que fondatrices de l’agence « Matriochkas – Bureau audiovisuel et littéraire » à Paris. À maints égards, l’aventure de Barbara Abel tient du conte de fées : rapidité des négociations, qualité des castings, invitation sur le tournage dans le New Jersey… Selon Delphine Clot, qui offre un diagnostic du roman en temps réel, ce parcours idéal tient notamment à l’efficacité du récit. Un pitch de Derrière la haine ferait apparaître des composantes universelles : la maternité, la perte d’un enfant, la folie qui en découle… Un dispositif scénique en huis clos : deux maisons mitoyennes, un jardin, une haie, un balcon… Ces propriétés en font une histoire propice à l’adaptation cinématographique, n’importe où dans le monde, à n’importe quelle époque.
Dans la plupart des cas cependant, l’adaptation reste un long processus. Comme l’explique Maÿlis Vauterin, après le coup de cœur entre un·e producteur·ice et un roman, la phase des négociations ne fait que commencer, parfois entre plusieurs maisons de production si les circonstances permettent de faire jouer la concurrence. Chaque partie doit prendre son temps, monétiser au plus juste, sécuriser les rentrées financières. Si le projet échoue, il faut repartir à zéro. Il faut compter cinq ans en moyenne entre le greenlight (l’accord de mise en production) et la sortie en salle. Un délai qui peut être revu à la baisse dans le cas des chaînes et des plateformes.
Le rôle d’une agence telle que Matriochkas peut être aussi d’accompagner les auteurs et les autrices tout au long de ces étapes complexes, de l’identification du potentiel d’un livre à la diffusion du film. D’autant que, par-delà les aspects financiers, les contrats ont trait aux conditions artistiques, autrement dit à l’intégrité de l’œuvre. S’il est important que l’équipe du film puisse s’approprier la matière, l’auteur·ice endosse parfois le rôle de consultant·e ou de co-scénariste. Un contrat peut laisser au contraire une totale liberté de scénario à l’exception d’éléments de récit jugés non négociables par l’auteur·ice. L’agence joue le rôle de médiatrice, fait preuve de pédagogie pour qu’il ou elle se familiarise avec le film, mais sans ignorer les conditions d’un divorce potentiel. On parlera alors de film « librement adapté de », quand la mention du livre n’est pas tout bonnement écartée.
Les foires et festivals comme lieux de découverte
Une particularité de l’événement Book-to-Screen organisé à la Foire du Livre de Bruxelles est d’avoir proposé aux auteurs et autrices, maisons d’édition, agences, maisons de production, sur invitation, des séances de rencontres B2B en début d’après-midi. Objectif : sensibiliser les professionnel·les des secteurs du livre et de l’audiovisuel aux enjeux de l’adaptation d’œuvres littéraires, mais également développer leurs réseaux professionnels. La tenue d’un événement de ce type constitue, en abîme, le dernier volet de la table ronde avec les interventions de Niki Théron (Frankfurter Buchmesse) et de Karla Kutzner (Books at Berlinale).
Niki Théron rappelle que les liens entre édition et audiovisuel sont très étroits à la Foire du Livre de Francfort depuis vingt ans – au point qu’il s’y trouvait un cinéma en 2004. Au départ, toutefois, les producteur·ices ne mesuraient pas pleinement l’intérêt de ce genre de manifestation et y faisaient venir leurs responsables juridiques. Les choses ont bien changé entre-temps, à la faveur entre autres de la conjoncture disruptive faisant suite à la pandémie de 2020. Les producteur·ices sont présents en nombre désormais, car le sujet les intéresse.
Le succès de ces événements en Allemagne n’est pas étranger aux interactions qui existent entre la Foire du Livre de Francfort et la Berlinale. Karla Kutzner montre bien comment la Foire et le Festival de cinéma unissent leurs forces dans le cadre, pour ce qui est du deuxième, du « Books at Berlinale ». Alors que la grande tradition du cinéma d’auteur, caractérisé par des films conçus intégralement par leur réalisateur·ice, a longtemps prévalu, de plus en plus de professionnel·les sont conscient·es des enjeux de l’adaptation et tâchent de se connecter à ce marché. Concrètement, les maisons d’édition et les agences ont la possibilité de postuler à ce programme annuel avec quelques livres (entre un et trois) au sujet desquels un jury doit se prononcer. Les dix livres retenus font ensuite l’objet d’un pitch au cours de la Berlinale devant un public de 200 producteur·ices. Les achats ne se font pas immédiatement, mais sur un marché prévu à cet effet, en coulisses, grâce à des entretiens individuels de vingt minutes environ.
Les discussions qui ont égrené cette première session belge de Book-to-Screen ont permis d’aborder avec professionnalisme une réalité peu maîtrisée à l’échelle locale. À l’issue des interventions, on ne peut qu’être sensible aux opportunités de l’adaptation pour le secteur de l’édition comme pour celui de l’audiovisuel, et espérer que d’autres initiatives viendront encadrer ce marché aux transactions hautement techniques. Les cessions de droits du monde littéraire vers le monde audiovisuel laissent entrevoir à l’échelle mondiale un écosystème complexe. Les foires et salons d’abord, ces « machines à hasards heureux » comme les qualifie Niki Théron. Les agent·es, consultant·es et services juridiques des maisons d’édition ensuite, susceptibles à leur tour de créer du lien, mais aussi de guider les auteurs et les autrices sur le terrain. Les professionnel·les du livre et de l’audiovisuel enfin, et parmi eux, bien sûr, les auteurs et les autrices. Barbara Abel leur livrait ce conseil avisé face aux fantasmes qui entourent souvent l’adaptation : « Écrire un livre, c’est vraiment écrire un livre, pas un scénario. Les plus beaux livres sont des objets destinés à être lus. Un livre ne pourra attirer un scénariste ou un réalisateur que parce qu’il est séduisant. »
Tanguy Habrand
À l'attention des auteurs et autrices littérairesCe type d'évènement doit aussi permettre d'attirer l'attention des auteurs et autrices littéraires sur l'importance des enjeux à la fois financiers et artistiques de la cession de leurs droits d'adaptation audiovisuelle à leur maison d'édition. Pareille cession, si elle est consentie, doit être encadrée par des garde-fous financiers et des garanties contractuelles de respect de l'intégrité de l'œuvre. Dans cet écosystème complexe, les auteurs et autrices seront bien avisé·es de s'entourer de conseiller·es juridiques (avocat·es, agent·es, service juridique des sociétés de gestion de droits d'auteur, …) pour mener pareille négociation au mieux de leurs intérêts. Membres de la SACD, n'hésitez pas à prendre contact avec notre service juridique. |
