Focus sur Safia Kessas, Jumelles d'or 2020
"Sa démarche est constructive et fédératrice. Elle donne envie de se mettre en action." : quelques mots pour commencer à décrire le travail de Safia Kessas, à qui le Comité belge de la SACD a remis ses Jumelles d'Or. Découvrez ici une bio, un éloge par Réhab Mehal, et un entretien avec la lauréate que nous félicitons encore chaleureusement !
La lauréate
Safia Kessas est journaliste, autrice et réalisatrice de documentaires.
Diplômée en relations internationales et en politiques européennes, elle a quitté le monde de la diplomatie pour se consacrer au journalisme et à la réalisation de documentaires sur des sujets de société, notamment dans le cadre de l’émission Tout ça (ne nous rendra pas le Congo). Son dernier documentaire Le Prix de la déraison, a été sélectionné au Prix EUROPA et au Festival Longueur d’ondes.
Elle est spécialisée dans les questions de genre et a créé le projet d’info digitale, Les Grenades (média féministe) en 2019. Safia Kessas tient une chronique régulière sur la Première (RTBF). Son premier livre de chroniques, Balance ta grenade, est sorti en mars 2021. Cette même année, elle lance un nouveau prix littéraire spécifiquement dédié aux femmes en partenariat avec la Scam.
À lire, à voir
. www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades
Les Jumelles d'Or
Les Jumelles d’Or sont des mises à l’honneur symboliques annuelles de la part des membres du Comité belge de la SACD pour donner un coup de projecteur à des personnalités et/ou collectifs qui œuvrent en faveur des auteurs et autrices, de la création et la diversité culturelle en Belgique.
L'éloge de Réhab Mehal
Inspirante. Elle crée des ponts, elle tisse des liens. Sa démarche est constructive et fédératrice. Elle donne envie de se mettre en action. Elle s’appelle Safia Kessas.
Femme libre, en mouvement permanent, Safia Kessas est une figure emblématique de la RTBF. Journaliste, chroniqueuse, réalisatrice, productrice, son parcours est pluriel.
20 ans qu’elle œuvre à éveiller les consciences, à déconstruire la neutralité, le male gaze, la représentation des femmes. Elle est l’initiatrice des Grenades, qui décryptent l’actualité d’un point de vue féministe. Elle donne la parole à celles que nous avons le moins l’habitude d’entendre, faisant ainsi émerger d’autres récits. À l’instar de ce fruit méditerranéen, ces nouveaux regards sont féconds, riches et puissants. La diversité détient une saveur nouvelle avec Safia Kessas ; celle de mettre en lumière des singularités, au-delà des identités ethnoculturelles, sociales et politiques.
Sa vaillance, sa détermination, sa beauté, sa joie de vivre, son grain de voix font échos à mes origines maghrébines. Lorsque j’étais adolescente, elle aurait clairement été un modèle d’identification. Femmes publiques quasi-inexistantes dans le paysage médiatique de mon époque.
Fort heureusement, de plus en plus nombreuses aujourd’hui.
Safia Kessas, Construire de nouvelles narrations
Elle dégoupille des Grenades et enfonce des portes verrouillées : journaliste, réalisatrice et productrice à la RTBF, Safia Kessas œuvre à plus d’inclusivité dans les médias. Rencontre avec une voix féministe d’influence.
Bonjour Safia ! Les Jumelles d’Or récompensent aujourd’hui ton travail de visibilisation et de soutien aux auteurs et autrices minorisé·es dans les médias. Tu veilles également à mieux diversifier les représentations dans les fictions. Peux-tu me parler de ce travail, des formes qu’il prend et de la façon dont tu le conçois ?
Je considère qu’à partir du moment où on porte une parole publique, on ne peut faire l’économie de la responsabilité et de la responsabilisation qui y sont liées. Une fois qu’on a conscience qu’on a une responsabilité sociale et qu’on construit des narratifs, alors il faut en déconstruire les stéréotypes pour reconstruire de nouvelles narrations.
À la RTBF, on travaille à objectiver cette question de la diversité : depuis plusieurs années, on a élaboré des baromètres qui nous permettent de quantifier à qui on donne la parole, quand, combien de temps. Ça nous permet de voir à quel point il y a encore du travail ou pas, et à quel point on est dans un média qui reflète la réalité. Je m’interroge ainsi constamment sur la légitimité du travail que je fais : qui y est mis en lumière, à qui la parole y est-elle donnée ?
Et toi, où se situe ta parole, d’où vient- elle, quelle est-elle ? Comment s’inscrit- elle dans le paysage médiatique et créatif belge francophone ?
Il faut effectivement prendre en considération qui on est et d’où on parle. J’ai mis du temps à me situer dans un milieu où personne ne me ressemblait. J’avais le sentiment de devoir correspondre à ce qui m’entourait : je devais devenir quelqu’un d’autre. J’ai vécu cette tension assez longtemps : on nous demande de mettre de côté ce qu’on est pour correspondre à la neutralité.
Mais la neutralité, qu’est-ce que c’est ? C’est le regard d’un homme blanc issu de la classe supérieure. Et ça, ce n’est pas moi. On n’a pas eu la même socialisation, on n’a pas le même regard sur les choses ni la même sensibilité. Dès lors que je comprends ça, je n’ai plus aucune raison de me faire violence : je peux devenir moi-même. D’un point de vue plus personnel, mon enfant est autiste Asperger. Il fait partie intégrante à la fois de ma vie et de la société, mais j’ai dû apprendre qu’il y avait un langage différent pour lui parler, pour l’écouter, pour l’éduquer. J’ai dû déconstruire mes certitudes, me remettre en question, apprendre, lire, écouter, être conseillée et m’entourer pour pouvoir l’accompagner de la meilleure manière qui soit.
Je crois que cette remise en cause constante de nos certitudes et de la façon dont on s’adresse aux autres est très importante. Je suis passée par des réalités et des cheminements qui m’ont fait évoluer, m’ont permis de me mettre à regarder et à écouter une certaine altérité et d’aller vers ce qui ne me ressemble pas. J’y ai découvert des merveilles et de nombreux talents. Sans ça, je serais peut-être toujours en train de donner le micro aux mêmes et je contribuerais à une société qui reproduit constamment les mêmes messages délivrés par les mêmes messagers.
Le mouvement #MeToo et l’émergence de la quatrième vague de féminisme ont-ils également contribué à aiguiser ton regard sur ces questions ?
Bien sûr, il y a eu l’émergence de ces débats et de ces nouvelles penseuses, sans oublier les débats sur la décolonisation : tout ça fait aussi écho à ma propre histoire. Les femmes racisées sont surtout éduquées à se taire, pas à prendre la parole et à faire de la radio. J’ai aussi la responsabilité de faire attention à celles qui me ressemblent, de leur donner la parole, de les considérer, de lutter contre les stéréotypes qui les enferment.
On revient au début de notre conversation et j’en arrive au deuxième volet de ce qu’on met en place à la RTBF. On essaie de travailler sur les biais inconscients et les réflexes orientés qui font qu’on préjuge de certaines qualités qu’auraient tel ou tel type de personnes, les cases dans lesquelles on met les gens et les regards qu’on pose sur eux. On a mis en place des modules de formations pour aider le personnel à prendre conscience de ces biais et à les déconstruire. Il y a aussi une sensibilisation accrue auprès des responsables, parce que ce sont finalement eux qui ont la responsabilité finale de ce qui est dit et montré. On fait également un travail de veille sur ce qui se passe ailleurs : comment font les autres, où sont les bons exemples ? Je trouve aussi que le maintien du lien avec la société civile est fondamental : partir des préoccupations du terrain et travailler plus horizontalement est incroyablement enrichissant.
Les associations qui travaillent les questions de la décolonisation nous apprennent beaucoup : comment présenter correctement les personnes afro-descendantes, comment souhaitent- elles qu’on parle d’elles ? Les Grenades, par exemple, sont également liées à ce dialogue entamé avec la société civile.
Parle-moi des Grenades justement : comment sont-elles nées ? As-tu voulu répondre à un manque de visibilité des sujets et des journalistes féministes ? Quelle est la philosophie du projet ? Qui sont ses contributrices ?
Toutes les avancées liées à l’altérité ou à l’inclusion ne sont pas issues de processus naturels. Il faut se fixer des objectifs, et il faut qu’il y ait un rappel constant de ces questions, d’où l’intérêt des baromètres. Pour Les Grenades, je le vois de la même manière : elles sont là pour raconter tous les jours des histoires liées au droit des femmes et à l’inclusion. C’est un projet hybride, d’un genre nouveau, moderne, transparent.
Les contributrices sont des journalistes ou des femmes qui ont une expertise de terrain tout à fait valable. Toutes ont un regard éditorial aiguisé : on sait de quoi on parle et avec quelle grille de lecture. Je tiens d’ailleurs à rappeler que c’est un travail mené avec une équipe incroyable, et j’en profite pour saluer Camille Wernaers, Mathieu Neupré, Marceline Destordeur et Lise Lamouche.
J’ai entendu parler de la publication d’un recueil de chroniques des Grenades. As- tu d’autres projets en cours ou à venir ?
Oui, c’était important pour moi de publier ces chroniques : le changement de support permet d’aller plus loin, de développer mon propos et de le sourcer, d’y faire figurer le travail de recherche et les ressources qui se cachent derrière la chronique.
Je travaille également sur un projet documentaire au sujet des femmes et des technologies : comment en est-on arrivé aux masculinisations de ces filières alors que les femmes y sont si douées ? J’ai aussi en tête un autre projet très personnel sur mon père, un documentaire radio qui abordera la guerre d’Algérie et la colonisation. Et enfin, je travaille sur un documentaire sur la voix des sans papiers. Bon, oui, je suis un peu hyperactive !
Pour aller plus loin
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