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Coup de projecteur sur Nganji Mutiri, Prix SACD Cinéma 2022 pour "Juwaa"

lundi 1 mai 2023

© Nganji Mutiri

« Cinéaste multi-casquette » explorant sans cesse « la notion d’identité plurielle » Nganji Mutiri est l’heureux lauréat du Prix SACD Cinéma 2022 pour son émouvant premier long métrage, Juwaa, dont le récit est « nourri de ses années de création, d’expérimentation et de complicités poétiques, tant sur le plan humain qu’artistique ». Retrouvez l’éloge de Catherine Montondo et son passionnant portrait réalisé par Stanislas Ide !

L'éloge du Comité belge

Quelque part au Congo, une nuit, des hommes armés entrent de force chez Riziki et Paul, deux journalistes d’opposition. Alors que Riziki réussit à se cacher avec leur jeune fils Amani, les hommes tuent Paul. Amani crie et ce cri provoque une séparation de la mère avec son fils, séparation qui durera dix ans. Lorsqu’Amani arrive en Belgique pour rejoindre Riziki, il ne retrouve pas la mère qui lui chantait des berceuses comme la nuit de l’assassinat, mais une femme accomplie, devenue une personnalité dans le monde journalistique. Juwaa, le premier long métrage de Nganji Mutiri (qui incarne avec justesse le rôle de Paul), est nourri de ses années de création, d’expérimentation et de complicités poétiques, tant sur le plan humain qu’artistique. Nganji aborde avec simplicité et humanité les non-dits liés à cet assassinat pour la liberté de la parole. La parole est libérée, mais pas les mots. Pris dans leurs efforts pour maintenir une apparence de normalité, les personnages se heurtent à la masse des émotions qui au fond les relient, mais qui sèment aussi les graines d’autres tragédies à force d’être refoulées.

Prix 2022 banners Web NganjiMutiri Citation

En montrant un quotidien agencé autour de l’oubli, Nganji Mutiri nous met également face à cette fragilité humaine capable d’ouvrir des brèches.

 

Catherine Montondo, Membre du Comité belge de la SACD

 

 

Les liens pluriels de Nganji Mutiri, portrait du cinéaste, par Stanislas Ide

 

Une pensée en appelle toujours une autre chez Nganji Muturi, le cinéaste multi-casquette de « Juwaa ». Autodidacte et hyperproductif, il voit et cherche la nuance partout autour de lui, explorant la notion d’identité plurielle dans ses poèmes, ses photographies, ses pièces et ses films.

 

 

 Vous êtes autodidacte et touche-à-tout (théâtre, poésie, photographie et cinéma). Êtes-vous heureux de gagner ce prix SACD pour un film ?

Ça me fait plaisir évidemment. Parce que la majorité des gens pensent de façon visuelle, et donc au réalisateur plutôt qu'au scénariste. Mais les cinéphiles savent bien qu'un film n'est rien sans un scénario. C'est la base qui rend le reste solide. Recevoir un prix comme auteur de film, ça m'encourage à travailler mon écriture encore plus. Je suis justement en train de travailler sur mon second long-métrage et j’arrive à la partie dure, celle qui consiste à reprendre tout à zéro pour réécrire le résultat qu’on a déjà devant les yeux. C'est fatigant, mais je sens que ça me plaît de plus en plus.

 

Comment vos différents intérêts ont-ils interagi dans votre travail sur Juwaa ?

Au départ, je n’expliquais pas trop comment ces disciplines se rejoignaient en moi. Et encore, j'ai une formation de commerce extérieur à la base ! Mais depuis quelques années, je comprends que tout part du besoin de m'exprimer et de raconter les histoires qui me manquent, de les partager. Je pense que mon fil rouge part de la notion d'identité plurielle, telle qu'observée par Amin Maalouf, et qui permet notamment de transcender le concept de nationalité. Dire que je suis belgo-congolais, c'est juste un point de départ parmi d’autres. L'écriture permet d'en rendre compte, d'aller en profondeur. Quand on écrit un personnage, on définit tous ses intérêts. Ce qui m'anime le plus, c'est d’imaginer la réponse de ce personnage si quelqu'un lui demande de définir son identité. Pas sûr que ce soit la nationalité qui sorte en premier. 

 

Comment cette identité plurielle se retrouve-t-elle chez Riziki, l'héroïne du film jouée par Babetida Sadjo ?

On part du drame violent qui l'oblige à quitter le pays, et donc de l'idée que le Congo n'est pas une démocratie fonctionnelle. Ce rêve de justice fait partie de l'identité de Riziki, une journaliste qui jusque-là était prête à se battre et prendre de grands risques pour faire bouger les lignes dans son pays. Mais on découvre en même temps Riziki la mère, qui des années plus tard, accueille enfin son fils Amani en Belgique, où elle s'est enfouie. Mais ça va plus loin que ces deux facettes. Quand elle se met à prier lors de leur premier repas, Amani ne la reconnaît presque pas. Pour lui, elle n'est plus Africaine parce qu'elle prie Jésus. Mais sa colère l’empêche de la voir dans sa nuance.

 

Est-ce pour cela que Juwaa s’attache à montrer les tensions entre Amani et les personnages qui l’entourent ?

Tout à fait !  Ces scènes où Amani se prend la tête avec son nouvel entourage, peuvent sembler périphériques de prime abord. Mais je voulais ce degré de nuance pour Amani. Montrer les répercussions de son trauma dans son lien avec ses nouveaux amis, avec la fille qui l'attire aussi. Trouver la complexité qu’on associe plutôt aux personnages de littérature, celle qui nous permet d'entrer dans le cœur et dans la tête des personnages. Toutes ces frustrations qu’Amani rencontre, que ce soit via des rendez-vous manqués ou des incompréhensions, ce sont des portes de questionnement de l'identité plurielle. En filigrane, il y a bien sûr la question de l'essentialisation. De savoir si une personne d'origine africaine peut n’être qu'une seule chose ou pas. On connaît la réponse, on sait bien qu'un humain ne peut se contenter d'une seule dimension. Mais cette nuance me manque encore souvent dans les films. Je cite souvent Toni Morrison, qui disait : « Si un livre vous manque, il faut l'écrire ». C'est pareil pour les films et la photo. Peut-être qu'arriver à mon quatrième long-métrage, ces histoires ne me manqueront plus. Et qu'il sera temps pour moi de raconter une histoire d'amour entre un Flamand et une Wallonne.

 

Votre formation commerciale vous donne aussi une sensibilité pour la production ou le marketing d'un film ?

Oui, j'ai d'ailleurs produit plusieurs de mes courts-métrages. Mais il a fallu longtemps pour que je valorise ce que j'avais appris. Car au départ, j'avais l'impression d'avoir perdu trop de temps dans une avenue qui n'était pas la mienne. Mes compétences en gestion m’ont pourtant aidé à rendre ce film visible par exemple. Il y a cette phrase en marketing qui dit : un produit qui n'est pas vu ne peut pas être acheté. Pour le titre du film, on était partis sur le mot « soleil » en swahili, qui s'écrit « jua ». Mais on a ajouté le 'w' et un second 'a' pour rendre le film facilement identifiable sur la toile. Parce que des articles écrits en swahili et qui mentionnent le soleil, il y en a un paquet en fait ! En plus de ça, j'aime quand les choses ont plusieurs significations. Le mot soleil est fort en soi, et évoque directement une émotion. Mais en allongeant le mot « jua », on injecte l'idée que le passé s’imprime en nous tout en déformant les choses, comme une cicatrice sur une peau. 

 

Vous jouez dans le film mais seulement dans la première scène, tel un passeur de témoin...

Je voulais être sur le terrain avec les comédiens, leur montrer qu'on travaillait ensemble, qu'on était dans le même bateau. Car si je demande à Babetida Sadjo ou Edson Anibal de creuser dans leurs émotions, ils doivent pouvoir me faire confiance. Mais je voulais aussi m'offrir un rôle que les directeurs et directrices de casting ne me proposent pas forcément en Belgique. Des personnages plus subtils, plus doux aussi. Habituellement, on me propose des rôles durs, moins sensibles ou comiques. En plus de tout ça, il y avait un petit élément thérapeutique. Je n'en dévoile pas trop en racontant que joue un journaliste se faisant assassiner. Or mon père a failli se faire tuer pour son métier de journaliste. Le parallèle s'arrête là heureusement, ma mère n'a pas subi de viol comme dans le film. Mais via la fiction, je m'autorise à explorer un questionnement intime : que se serait-il passé si mon père avait été assassiné ? D'ailleurs, le film a très lentement permis de parler de ça dans ma famille. D'amener sur la table des non-dits intimes, certains sujets qu'on n'avait peut-être pas assez abordés. Car c’est pareil pour tout : pour soigner, il faut d’abord pouvoir diagnostiquer.

Stanislas Ide

 

 

Pour aller plus loin

Parcourer le site de Nganji Mutiri.

Retrouvez Nganji sur ses pages Instagram et Linkedin ou encore son Linktree.

Retrouvez ses poèmes sur le site L'Art d'être humain.

Son travail photographique sur le site http://www.nganji.be.

Retrouvez l'ensemble du Palmarès.

 

© Nganji Mutiri

Coup de projecteur sur Nganji Mutiri, Prix SACD Cinéma 2022 pour "Juwaa"

© Sari Tanuhardja

Nganji Mutiri est un artiste primé né au Congo et vivant actuellement en Belgique. Son amour pour l'être humain et sa quête de liberté composent le fil conducteur de son travail. Qu'il soit en création de projets artistiques sur le continent africain, européen ou américain, il accorde une importance particulière à mettre en lumière l'inspirante complexité des personnes d’origine africaine tout en les représentant de la manière la moins clichée possible. Juwaa est son premier long métrage.