Christophe Hermans : "Écrire des corps, filmer des mouvements"
À l'occasion de la projection de La Ruche au FIFF, rencontre avec Christophe Hermans autour de son projet, et des écritures autant scénaristique que filmique qui ont mené à ce film.
Comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
Depuis l’âge de 14 ans, je suis habité par l'envie de faire du cinéma. Et plus précisément l’envie de raconter des histoires autour de la famille, et de travailler autour de cette phrase : “le corps de l’enfant est construit autour du bruit des parents”. Je voulais pouvoir écrire autour de ma relation conflictuelle avec ma propre mère, atteinte du syndrome de bipolarité.
Finalement, après deux ans d’écriture, je n’avais pas réussi à prendre le recul nécessaire, ni trouvé l’angle pour en faire une histoire, et pas simplement une chronique. J’ai eu plusieurs phases d’abandon du projet, jusqu’à ce que je découvre le roman La Ruche, d’Arthur Loustalot.
Dès les premières lignes, j’ai pris conscience que cette histoire d’amour destructrice rejoignait en tous points celle que j’avais traversée. De là, j’ai pu redémarrer mon travail d’écriture autour de ce projet, cette fois avec le roman comme base de départ.
Comment avez-vous procédé pour le travail d'adaptation ?
Au début du projet, je voulais être très fidèle à l’original. Les trois filles et leur mère étaient déjà présentes d’une part, et d’autre part l’appartement jouait un grand rôle également. Ce qui est intéressant, c’est que dans le roman, les trois filles se confondent, on ne sait pas forcément laquelle s’exprime. Je voulais rendre cela dans le film. J’ai commencé seul, puis j’ai obtenu une aide à l’écriture et c’est là que nous avons commencé à collaborer avec Noémie Nicolas, co-scénariste du film.
Avant de s’embarquer dans l’aventure, elle m’a beaucoup aidé à faire entrer la fiction dans le récit, à me détacher du roman pour pouvoir créer une vraie matière cinématographique. Et c’est seulement ensuite qu’elle a accepté le projet.
La première chose que Noémie m’a proposé, c’est de changer complètement le scénario pour y intégrer des objectifs pour les personnages. L’idée de voyage est née à ce moment-là, avec derrière cela une fuite de la toxicité de la relation entre Marion et sa mère, et le drame qui en découle. Noémie n’a lu que très tard le roman. Elle souhaitait être dans ses idées, dans sa créativité, tout en gardant l’histoire de ces quatre femmes, et cet appartement comme cadre du récit.
Intégrer ces objectifs dans vos personnages, cela vous a-t-il aidé à structurer votre narration ? Vous avez travaillé autour d’arcs, ou d’actes ?
Avec Noémie, nous avons choisi de nous axer autour de Marion et de ses mouvements, plutôt qu’à partir d’une structure trop scénaristique, ou issue de la série. Un peu à l’instar de ce que font les frères Dardenne. Le mouvement du départ, le mouvement du changement de cap, de l’arrêt, et enfin le mouvement de la volonté de la mère de reprendre le voyage de sa fille et d’en faire le sien. Ce sont ces trois mouvements que j’ai suivis.
J’ai travaillé au travers de cette volonté de Marion de vouloir construire un ailleurs, et finalement de ne pas y avoir accès. En ce qui concerne la fin, il y a d’une part la fin tragique, puis celle plus apaisée, plus onirique, une image de famille où est représenté ce qui a ou aurait pu être.
Mais l’idée derrière le film, c’est celle d’un moment de vie, plutôt qu’une structure évolutive, ou une problématique qui se résout. Mon intention n’était pas là, et c’est une volonté d’avoir construit le film de la sorte. Dans la lignée d’une œuvre comme Une femme sous influence de John Cassavetes.
Dans votre film, vous montrez beaucoup tout en disant très peu…
Ma principale préoccupation, ce sont les corps. J’aime beaucoup m'exprimer par les visages, la gestuelle, les corps. Tout ce que l’on peut percevoir, ce que le spectateur peut traverser avec son œil, qu’il puisse avoir sa vision sur les personnages. Je n’ai pas besoin du dialogue pour pouvoir faire s’exprimer les corps. Ce sont eux qui rejettent, projettent, soulèvent, endurent, et j’avais envie de faire ce film sur les corps.
C’est pour cela que dans les deux jeunes [Marion et Claire, ndlr], on a des physiques très différents. D’une part, on a ce corps qui fait de la capoeira, une sorte de carapace, d’une grande dureté, presque asexué. Et de l’autre côté, c’est une fille plutôt généreuse, qui cherche le réconfort chez les autres pour retrouver l’amour de sa mère. Et enfin, on a cette jeune fille entre enfant et adolescente qui se cherche dans ce corps un peu maladroit.
C’est vraiment ce conflit des corps qui m’intéressait, et c’est également ce que nous avons insufflé dans le personnage d’Alice, la mère. Au final, ce sont des corps, des carapaces, mais aussi en souffrance, au travers desquels je voulais m’exprimer. Sans que le dialogue doive pousser le curseur.
Comment cela se traduit-il en termes d’écriture ?
Avec Noémie, nous avons écrit de manière très réaliste. C’est à la mise en scène, dans la direction des acteurs mais aussi dans le choix des espaces que nous avons utilisé ces corps, et insufflé le genre dans le film. Car même si ce n’est pas un film d’horreur, nous reprenons certains codes, certaines images, pour installer la tension. Et ça, c’est plutôt dans une autre forme d’écriture, l’écriture filmique.
Le travail avec le chef opérateur, pour lequel on se base sur des références communes, et qui nous a aidé à comprendre comment faire vivre ces tensions, à faire ressentir ce cinquième personnage qui est celui de l’appartement. Il n’y avait pas de volonté de rester dans un huis clos, mais les impératifs de production ont amené cela. Le film aurait pu en souffrir, mais nous avons réussi à tout de même suivre ces personnages à l’extérieur. De mon côté, je sens ces manques en tant que scénariste, mais en tant que réalisateur il a fallu faire des choix.
Et comment la musique s’est-elle intégrée dans tout ceci ?
Au départ, je n’en voulais pas car de manière générale, je n’aime pas la musique dans les films. Ce qui m’intéresse, ce sont les musiques diégétiques, qui font partie de la scène et qui parlent des personnages. C’est ma monteuse qui a proposé le travail avec Fabian Fiorini, qu’une musique puisse épouser la psychologie d’Alice. Toute l’intériorité de cette femme, et ses fêlures, et pouvoir la faire résonner avec celle de Marion.
Et nous avons construit cette musique avec d’un côté un instrument représentant Alice, et de l’autre côté Marion. Une lutte intimiste avec parfois deux ou trois notes, sur laquelle nous avons ajouté des sons qui dérangent, un peu à la John Carpenter. Des sons qui témoignent de la maladie, de ce qui ronge Alice.
C’est ce mélange de trois aspects que nous avons essayé d’intégrer à quatre moments du films, qui accompagnent aussi les mouvements du film, et la tragédie qui se joue. C’est ma proposition pour un cinéma de fiction qui me correspond,
Propos recueillis par Kévin Giraud